Michael Moore : « Dans cette lutte, c’est le « nous » qui l’emporte sur le « moi »… »

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A quel régime se met Michael Moore depuis qu’il est sous enquête pour voyage suspect à Cuba ? Le réalisateur de « Bowling for Columbine » et de « Fahrenheit 9/11 » l’a dit samedi à Cannes, en conférence de presse. L’occasion de présenter les intentions de « Sicko », son nouveau documentaire consacré au système de santé américain.

Est-il vrai que vous avez dû sortir la copie du film en cachette ? Faites-vous l’objet d’une enquête fédérale, comme la presse l’a révélé récemment ?

– Non, la copie n’est pas sortie en cachette. J’ai reçu une lettre dix jours avant le festival m’informant que je faisais l’objet d’une enquête pour violation de la loi à propos du commerce et des voyages vers Cuba. Nous avons pensé qu’ils seraient en mesure de confisquer le matériau tourné là-bas. Nous avons donc fait une copie de celui-ci qui a été aussitôt mise à l’abri hors des Etats-Unis dans les 24 heures. Bon, je suis un citoyen Américain, attaché aux libertés. Je sais aussi que ce gouvernement applique les lois. Je ne veux prendre aucun risque. L’administration me donne jusqu’à mardi (réd : demain) pour répondre.

Est-ce que votre réponse pourrait compromettre la sortie du film aux Etats-Unis le juin ?

– Je ne prends pas cela à la légère, puisque je suis directement menacé par la perspective de faire de la prison. Mais si les autorités connaissaient l’existence de ce voyage depuis le mois d’octobre, pourquoi ont-elles attendu dix jours avant le festival, quitte à me faire de la publicité ? Le fait est que je ne voulais pas me rendre à Cuba, mais sur territoire américain, à Guantanamo. J’emmenais avec moi des sauveteurs du 11 septembre, pour qu’ils puissent bénéficier là-bas de la même couverture de santé que les prisonniers d’Al-Qaïda. Etre à Cuba était une sortie d’accident, puisque Guantanamo est situé là-bas. Si la base abritant les prisonniers avait étéen Australie, aux Philippines, en Italie ou en Espagne, on n’aurait eu aucun problème. Mais c’est le gouvernement Bush qui a tenu à les mettre à Cuba…

Dans une année électorale, imaginez-vous un candidat vous approcher et vous féliciter pour avoir dénoncé un système de santé corrompu ? Un candidat prêt à faire campagne pour une couverture de santé universelle ?

– A ce stade, je n’ai repéré aucun candidat qui a un plan pour la santé, mais j’espère qu’il va se passer quelque chose. Pour moi, cela ne suffit pas que des politiciens disent qu’ils soutiennent un système de couverture universelle. J’attends que les caisses-maladie et les géants de l’industrie pharmaceutique le disent. Il faut aussi que les candidats aient le courage de dire publiquement qu’on doit écarter toute notion de profit, quand il s’agit de la santé. La loi actuelle contraint les caisses privées à maximiser le profit des actionnaires. Comment elles y parviennent ? En refusant des soins au plus grand nombre de gens possible. Je trouve ça immoral, indigne d’un pays civilisé. Les politiques doivent avoir le courage de dire que ces caisses doivent disparaître. Le système doit être géré par le gouvernement, au service de la population.

Vous avez peint la situation en rose en comparant avec le Canada : le temps d’attente moyen aux urgences, ce n’est pas 20 ou 40 minutes, mais quatre ou cinq heures !… (Réd. Réflexion d’un journaliste canadien) 

– Toutes les études montrent que si vous avez besoin de soins urgents, vous les obtenez au Canada ! Je reconnais que le système est en crise, parce qu’il manque de moyens. C’est à vous d’en corriger les défauts, pas à moi. Je vous pose aussi la question : seriez-vous prêts à troquer votre système contre le nôtre ? Et s’il y a des files d’attente dans les hôpitaux, c’est parce que les Canadiens vivent en moyenne trois ans de plus que les gens des Etats-Unis. Pourquoi faut-il qu’un bébé né à Toronto ait plus de chances de vivre qu’un enfant né à Detroit ? Il nous faut copier ce que vous faites bien et laisser de côté le reste. C’est ce que les Etats-Unis font en général : voler ce qui se fait de bien ailleurs. A nous de nous inspirer de ce qui se passe en France, en Grande-Bretagne et au Canada.

Vous n’avez pas inclus dans le film de confrontations avec les décideurs, ceux qui ont le pouvoir. Pourquoi ?

– J’ai décidé de faire un film différent, cette fois. Je voulais un ton différent. Je ne voulais pas que le public soit amené à applaudir le fait que je mette certaines personnes en difficulté. Je voulais rendre clair que les choses ne changeront que si les gens se bougent. Mon film est un appel à l’action. J’ai aussi voulu toucher les gens qui ne sont pas du même bord que nous. Je suis prêt à m’investir avec tous ceux qui se rendent compte qu’on a un problème et qui veulent corriger ça.

La confrontation, vous n’y couperez pas : elle commence maintenant, avec tous ceux qui contesteront des détails du film ou qui vous accuseront de propagande pro-cubaine !

– J’ai confiance dans le public américain. Il se rendra compte que je cherche à lui montrer que ceux qui ont préparé les attentats du 11 septembre reçoivent un meilleur traitement médical, de notre propre gouvernement, que les sauveteurs de tours détruites. Seuls 28% des gens ont encore confiance en Bush. Il ne peut plus dire ce qu’il disait au début de son mandat et lancer des anathèmes contre Cuba de la même manière qu’il l’a fait contre l’Irak. Je crains davantage les réactions des assurances maladie, qui ne vont pas aimer ce film et qui représentent une puissance assez effrayante.

Vous renvoyez Démocrates et Républicains dos à dos, en montrant que chaque membre du congrès a son prix : les contributions reçues des assurances maladie privées !

– En effet, j’ai mis en relief le fait que les Démocrates ne sont pas très brillants de ce point de vue. Il va falloir que les citoyens réclament une réforme de la loi électorale, pour éviter que les candidats reçoivent de telles faveurs.

Qu’est-ce qui a déclencher votre envie d’enquêter sur ce sujet en particulier ? Une expérience personnelle ?

– Pour mon émission télé « The Awful Truth », on s’était intéressés en 1999 au cas d’un type qui avait une assurance, mais celle-ci refusait de lui payer une transplantation d’organe. On avait organisé ses funérailles bidon devant le siège de l’assurance. Trois jours plus tard, ils lui accordaient la transplantation. Ca m’avait fait réfléchir…

Seriez-vous prêts à vous établir en France ? Les portes vous sont aussi ouvertes que le sont les portes au Canada (rires)…

– Les Canadiens m’en veulent beaucoup d’avoir révélé aux Américains qu’ils ne les fermaient pas. Je m’excuse publiquement auprès d’eux d’avoir déclenché une épouvantable vague de délits…

 Pourquoi avoir choisi d’être hors compétition ? 

– Il était clair pour moi que le film devait être hors compétition pour rester dans l’esprit de ce que je défends : dans cette lutte, c’est le « nous » qui l’emporte sur le « moi ». La dernière fois que je suis venu, j’ai remporté la Palme d’or. Je n’allais quand même pas tomber dans le travers typique américain (réd : il prend une voix d’ogre) : « Je veux deux ou trois Palmes d’or ! Encore, encore ! » (rires) C’est beaucoup plus détendu pour moi de cette manière, même si je sais que la tempête m’attend à mon retour aux Etats-Unis.

 Avez-vous une couverture maladie privée ou une couverture HMO ? 

– Je suis couvert par la caisse du syndicat des réalisateurs, par celle du syndicat des scénaristes et par celle des acteurs. J’ai trois options au lieu d’une. J’ai la chance d’être bien couvert, car je fais partie des 9% d’Américains syndiqués. Et je me considère chanceux, car je fais aussi partie des deux tiers de la population qui auraient intérêt à marcher un peu. Pendant le tournage, je me suis aussi dit qu’il était hypocrite de traiter d’un tel sujet en prêtant aussi peu attention à ma santé. En fait, je suis plutôt gringalet, par rapport aux standards du Midwest. (rires) Mais je me suis mis à marcher une demi-heure par jour. J’ai aussi commencé de manger ces choses, que vous appelez « fruits » et « légumes ». J’ai perdu 12 kilos ces derniers mois. Le film m’a rappelé qu’une des manières de lutter contre le système, c’est aussi la prévention, pour s’éviter des consultations médicales.

 

Vous évoquez dans le film votre pire ennemi, qui animait un site sur internet et qui a dû le fermer pour payer les dépenses de santé de sa femme. Vous dites lui avoir versé anonymement un chèque de 12’000 dollars. Mais comment va-t-il réagir ? Et auriez-vous fait un tel geste si ça ne devait pas figurer dans le film ?

– Je vais téléphoner à ce gars aujourd’hui, avant la projection officielle. De grâce, ne l’appelez pas avant moi ! Franchement, je ne sais pas comment il va réagir. Bien, j’espère. Par rapport à l’autre question, la réponse est oui. Si on plaide pour une couverture de santé universelle, on ne peut pas demander que seuls ceux qui ont les mêmes idées soient couverts. Je pense aussi qu’on peut avoir des avis divergents et un débat civilisé. Mais regardez la haine qui se déverse sur moi depuis quelque temps..

Justement. Que pensez-vous de ce documentaire (« Manufacturing Dissent ») qui met en cause vos méthodes d’investigation et qui vous accuse de falsifications ?

Il doit y avoir 11 ou 12 documentaires qui s’en prennent à moi. Cela devient un nouveau genre. Je pourrais presque ouvrir un festival consacré à cela (rires). Sérieusement, je pense que mon travail parle pour lui-même. J’ai fait un film (« Roger et moi ») dans lequel j’annonçais le déclin de General Motors. On m’a accusé de défaitisme. Mais on a vu ce qui s’est passé ensuite avec l’industrie automobile américaine. J’ai sonné l’alarme avec « Bowling For Columbine » : regardez ce qui s’est passé au massacre du collège de Virginia Tech. On m’a hué pour que je quitte la scène quand j’ai fait « Fahrenheit 9/11 ». Voyez la confiance qui subsiste pour George W. Bush. Les gens vont commencer à se dire : « Il nous a avertis, on ne l’a pas écouté ». Peut-être que les gens n’aiment pas la couleur du ciel, mais cette fois, je pense qu’ils vont écouter. On ne va pas attendre 10 ou 20 ans pour réformer notre système de santé ».

Propos recueillis à Cannes par Christian Georges

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